En avril, à l’occasion de la Box Souvenirs d’enfance, nous avons lancé un chouette concours pour raconter son plus beau souvenir de thé, en partenariat avec Lettres d’un inconnu. Nous avons reçu de très belles lettres et avons décidé d’en publier quelques-unes dont celle-ci qui nous a totalement accrochés à l’unanimité tant Charlotte Hamel, son auteur, réussit à nous embarquer dans son souvenir à elle avec humour et une plume de talent. Qu’un seul mot nous est venu à la fin de notre lecture : ENCORE !
On se tait, place à la lecture de ce petit bijou de lettre, régalez-vous autant que nous nous en sommes délectés !
Mai 2013, Irlande, un jour pluvieux…
Chère Inconnue, cher Inconnu,
Je fais partie comme vous de cette communauté de doux rêveurs qui attendent chaque mois la lettre d’un être cher qui leur est parfaitement inconnu.
Tel un coup de foudre, c’est toujours quand je m’y attends le moins qu’elle atterrit là comme par enchantement. Je la cueille dans ma boîte aux lettres, un peu anxieuse, je ne sais pas trop comment l’aborder; la dernière fois, c’était il y a si longtemps… Vaut-il mieux déchirer tout de suite, la dévorer dans l’ascenseur ? Ou faire durer le plaisir de l’attente, deviner ce qui se cache sous ce timbre prometteur, effleurer le grain du papier, m’installer avec elle bien confortablement dans mon canapé et l’effeuiller mot à mot ?
Pour la première fois, je me retrouve aujourd’hui dans la position de celle qui vous écrit, espérant vous faire vibrer et partager avec vous une aventure extraordinaire. Et voilà que je choisis de vous raconter l’interminable ennui du dimanche après-midi d’une adolescente, moi, habitant une petite ville de banlieue lyonnaise! Mes séances télé léthargiques en tête-à-tête avec ma tasse de thé qui ont influencé toute ma vie.
La semaine d’une banlieusarde de province n’avait déjà pas grand chose de palpitant, mais je redoutais encore plus le week-end. Le samedi, c’était le jour des “courses à Lyon”, balisé comme un marathon de la routine. Se garer à Perrache, remonter la rue de la Ré, chercher désespérément un peu d’exotisme place des Terreaux. Baver devant les vitrines des boutiques chics de la rue Edouard Herriot avant l’inexorable retour à la case départ. Quelques fois un cinéma, un dîner au restaurant. Puis venait l’épreuve du dimanche, qu’en hommage à Serge Gainsbourg j’avais baptisé le jour du “mortel ennui”. Le matin, je m’affairais sans enthousiasme à mes devoirs qui conversaient avec mon violoncelle. Je m’enfuyais de Tchécoslovaquie avec Tomas et Teresa quand Marguerite Duras allait trop loin pour moi. Je jetais mes dernières forces pour mon public exigeant dans de grands rôles de tragédienne devant mon miroir de la salle de bain. A l’heure du déjeuner, j’avais déjà épuisé tous les stratagèmes pour tuer le temps. Je me savais condamnée, j’allais m’affaler sur le canapé du salon, laissant mon désespoir divaguer tout l’après-midi de Michel Drucker à MacGyver ou d’autres héros de ma vie vide dont j’ai oublié les exploits et les noms. Je maudissais mes parents pour habiter dans cette ville grise et déserte, très justement appelée “ville-dortoir”. Je sentais que je me regardais avec dégoût m’amollir sur ce maudit canapé.
Pourtant à l’intérieur, j’organisais une résistance secrète avec les moyens du bord, vouant sur l’autel télévisuel un culte païen à des déesses maudites. Je m’initiais à de sombres nuits blanches dans les verres fumés de Dani, sa voix rauque et son teint pâle. Je touchais du bout des doigts des interdits insondables un jour où Mademoiselle Agnès, lascive, en mini-jupe, présenta une émission dans un des temples de la nuit parisienne d’alors, Lili la Tigresse, assise sur une balançoire au-dessus du bar. Anne Sinclair, merteuil de l’interview politique, m’apprit à décontenancer n’importe quel homme d’un regard doux, les formes faussement cachées dans un pull angora. Je vénérais Sue-Ellen Ewing, rebelle beckettienne, qui luttait contre JR pour mieux se laisser enfermer à Southfork en peignoir de soie à boire son bourbon directement au tonneau des Danaïdes.
Mon whisky à moi, c’était le thé Lapsang Souchong du dimanche 17 heures. Je le sentais, tout en force, débarquer de la cuisine et me toiser de haut de sa puissance boisée. Me le servir dans une tasse bourgeoise du service de famille, c’était pisser à la face des bonnes manières. Je m’attendais toujours à ce que la porcelaine explose au contact de son magnétisme chaud et occulte. Lapsang Souchong et moi avions une relation intense, complexe, violente et passionnée. Dominée, je m’obligeais à le boire sans sucre, mais j’adorais salir sa maturité en lui plantant lentement un petit-beurre dans les entrailles. C’était notre jeu favori, que j’avais baptisé la roulette chinoise: j’attendais le plus longtemps possible jusqu’à flirter avec cette seconde de trop, quand le biscuit, trop humide, allait s’émietter dans la tasse. Si j’enlevais le gâteau avant qu’il ne se casse, j’avais gagné le plaisir délicieux de le déguster. Dans le cas contraire, ma punition était immédiate, je devais boire le thé souillé de petit-beurre jusqu’à la lie. J’adorais perdre pour mieux pouvoir recommencer. C’était le paroxysme tout en sensations fortes de mon dimanche après-midi: niquer l’ennui avec mon amant chinois en présence de ma mère, qui, naïve, ne se doutait de rien.
A la première occasion, je suis montée vivre, enfin à Paris. Lili la Tigresse avait fermé depuis longtemps, mais j’ai trouvé d’autres lieux et rugissements pour me balancer de tout dans les nuits parisiennes. Toute la violence enfouie a explosé sur les scènes de théâtres où j’étais la fêlée en chef de la troupe. Je me suis mariée pour mieux divorcer avec fracas moins de deux ans plus tard. J’ai parcouru le monde et multiplié les amants. J’avais des années d’ennui à rattraper !
Jusqu’à Pâques cette année. Je suis rentrée dans ma banlieue de province pour un de ces week-ends familiaux dont on sait à l’avance qu’on va y étouffer d’impuissance, que malgré des décennies d’enthousiasme, l’ennui va soudain nous submerger inexorablement.
Dimanche, 17 heures, je l’attendais, fébrile, blottie dans le canapé. Lapsang Souchang est apparu drapé de noir. Je l’ai agrippé par l’anse, regardé bien droit dans le fond de la tasse, je me suis perdue quelques instants à ses lèvres, son parfums, sa puissance…
Et puis rien. Il m’a soudain semblé terriblement engoncé dans son costume de porcelaine, il n’avait pas changé d’un pouce en vingt ans. Je lui trouvais même un petit côté Madeleine de Proust un peu rance. C’était lui, le banlieusard de province, alors que moi, j’avais fait tant d’efforts pour être digne de lui, bravé tant d’interdits, mené tambour-battant une vie d’aventurière ! Fini le jeu du biscuit, les cérémoniaux pour impressionner. Je l’ai même pas terminé, il avait refroidi.
Je venais de prendre conscience, pour la première fois, que je n’avais ni à subir, ni à rejeter mon passé, que j’avais toujours été maîtresse de mon propre destin, qu’il m’appartenait de créer mes propres règles, mes propres valeurs.
J’ai reposé la tasse vide et enfin, j’ai décollé mes fesses du canapé. J’ai embarqué mon frère et nous sommes allés courir dans cette ville qui avait fait la désolation de notre adolescence.
A trente-six ans, je venais de tuer mes démons, en les noyant dans une tasse de thé. Un avenir serein venait de commencer.
Crédit photo : Charlotte
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